Skip to main content

acte II – Scène 5

MAÎTRE TAILLEUR, GARÇON
TAILLEUR, portant l'habit de M. Jourdain, MONSIEUR JOURDAIN, LAQUAIS.

MONSIEUR JOURDAIN: Ah vous voilà! je m'allais mettre en colère
contre vous.

MAÎTRE TAILLEUR: Je n'ai pas pu venir plus tôt, et j'ai mis
vingt garçons après votre habit.

MONSIEUR JOURDAIN: Vous m'avez envoyé des bas de soie si
étroits, que j'ai eu toutes les peines du monde à les
mettre, et il y a deux mailles de rompues.

MAÎTRE TAILLEUR: Ils ne s'élargiront que trop.

MONSIEUR JOURDAIN: Oui, si je romps toujours des mailles. Vous
m'avez aussi fait faire des souliers qui me blessent furieusement.

MAÎTRE TAILLEUR: Point du tout, Monsieur.

MONSIEUR JOURDAIN: Comment, point du tout?

MAÎTRE TAILLEUR: Non, ils ne vous blessent point.

MONSIEUR JOURDAIN: Je vous dis qu'ils me blessent, moi.

MAÎTRE TAILLEUR: Vous vous imaginez cela.

MONSIEUR JOURDAIN: Je me l'imagine, parce que je le sens. Voyez
la belle raison!

MAÎTRE TAILLEUR: Tenez, voilà le plus bel habit de la cour,
et le mieux assorti. C'est un chef-d'œuvre que d'avoir
inventé un habit sérieux qui ne fût pas noir; et je le
donne en six coups aux tailleurs les plus éclairés.

MONSIEUR JOURDAIN: Qu'est-ce que c'est que ceci? Vous avez mis
les fleurs en enbas.

MAÎTRE TAILLEUR: Vous ne m'aviez pas dit que vous les vouliez
en enhaut.

MONSIEUR JOURDAIN: Est-ce qu'il faut dire cela?

MAÎTRE TAILLEUR: Oui, vraiment. Toutes les personnes de
qualité les portent de la sorte.

MONSIEUR JOURDAIN: Les personnes de qualité portent les fleurs en enbas?

MAÎTRE TAILLEUR: Oui, Monsieur.

MONSIEUR JOURDAIN: Oh! voilà qui est donc bien.

MAÎTRE TAILLEUR: Si vous voulez, je les mettrai en enhaut.

MONSIEUR JOURDAIN: Non, non.

MAÎTRE TAILLEUR: Vous n'avez qu'à dire.

MONSIEUR JOURDAIN: Non, vous dis-je; vous avez bien fait.
Croyez-vous que mon habit m'aille bien?

MAÎTRE TAILLEUR: Belle demande! Je défie un peintre, avec
son pinceau, de vous faire rien de plus juste. J'ai chez moi un
garçon qui, pour monter une rhingrave, est le plus grand
génie du monde; et un autre qui, pour assembler un pourpoint,
est le héros de notre temps.

MONSIEUR JOURDAIN: La perruque, et les plumes sont-elles comme il faut?

MAÎTRE TAILLEUR: Tout est bien.

MONSIEUR JOURDAIN, en regardant l'habit du tailleur: Ah, ah!
Monsieur le tailleur, voilà de mon étoffe du dernier habit
que vous m'avez fait. Je la reconnais bien.

MAÎTRE TAILLEUR: C'est que l'étoffe me sembla si belle, que
j'en ai voulu lever un habit pour moi.

MONSIEUR JOURDAIN: Oui, mais il ne fallait pas le lever avec le mien.

MAÎTRE TAILLEUR: Voulez-vous mettre votre habit?

MONSIEUR JOURDAIN: Oui, donnez-le-moi.

MAÎTRE TAILLEUR: Attendez. Cela ne va pas comme cela. J'ai
amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes
d'habits se mettent avec cérémonie. Holà! entrez, vous
autres. Mettez cet habit à Monsieur, de la manière que vous
faites aux personnes de qualité.

Quatre garçons tailleurs entrent, dont deux lui arrachent le
haut-de-chausses de ses exercices, et deux autres la camisole;
puis ils lui mettent son habit neuf; et M. Jourdain se promène
entre eux, et leur montre son habit, pour voir s'il est bien. Le
tout à la cadence de toute la symphonie.

GARÇON TAILLEUR: Mon gentilhomme, donnez, s'il vous plaît,
aux garçons quelque chose pour boire.

MONSIEUR JOURDAIN: Comment m'appelez-vous?

GARÇON TAILLEUR: Mon gentilhomme.

MONSIEUR JOURDAIN: "Mon gentilhomme!" Voilà ce que
c'est de se mettre en personne de qualité. Allez-vous-en
demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira point:
"mon gentilhomme." Tenez, voilà pour "Mon
gentilhomme."

GARÇON TAILLEUR: Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.

MONSIEUR JOURDAIN: "Monseigneur" , oh, oh!
"Monseigneur"! Attendez, mon ami:
"Monseigneur" mérite quelque chose, et ce n'est pas
une petite parole que "Monseigneur." Tenez, voilà ce
que Monseigneur vous donne.

GARÇON TAILLEUR: Monseigneur, nous allons boire tous à la
santé de Votre Grandeur.

MONSIEUR JOURDAIN: "Votre Grandeur!" Oh, oh, oh!
Attendez, ne vous en allez pas. à moi "Votre
Grandeur!" Ma foi, s'il va jusqu'à l'Altesse, il aura
toute la bourse. Tenez, voilà pour Ma Grandeur.

GARÇON TAILLEUR: Monseigneur, nous la remercions très
humblement de ses libéralités.

MONSIEUR JOURDAIN: Il a bien fait: je lui allais tout donner.