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Autor: juanavictoria77

acte III – Scène 16

MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, LAQUAIS.

MONSIEUR JOURDAIN, après avoir fait deux révérences, se
trouvant trop près de Dorimène: Un peu plus loin, Madame.

DORIMÈNE: Comment?

MONSIEUR JOURDAIN: Un pas, s'il vous plaît.

DORIMÈNE: Quoi donc?

MONSIEUR JOURDAIN: Reculez un peu, pour la troisième.

DORANTE: Madame, Monsieur Jourdain sait son monde.

MONSIEUR JOURDAIN: Madame, ce m'est une gloire bien grande de me
voir assez fortuné pour être si heureux que d'avoir le
bonheur que vous ayez eu la bonté de m'accorder la grâce de
me faire l'honneur de m'honorer de la faveur de votre
présence; et si j'avais aussi le mérite pour mériter un
mérite comme le vôtre, et que le Ciel. envieux de mon bien.
m'eût accordé… l'avantage de me voir digne… des…

DORANTE: Monsieur Jourdain, en voilà assez: Madame n'aime pas
les grands compliments, et elle sait que vous êtes homme
d'esprit. (Bas, à Dorimène.) C'est un bon bourgeois assez
ridicule, comme vous voyez, dans toutes ses manières.

DORIMÈNE: Il n'est pas malaisé de s'en apercevoir.

DORANTE: Madame, voilà le meilleur de mes amis.

MONSIEUR JOURDAIN: C'est trop d'honneur que vous me faites.

DORANTE: Galant homme tout à fait.

DORIMÈNE: J'ai beaucoup d'estime pour lui.

MONSIEUR JOURDAIN: Je n'ai rien fait encore, Madame, pour
mériter cette grâce.

DORANTE, bas, à M. Jourdain: Prenez bien garde au moins à
ne lui point parler du diamant que vous lui avez donné.

MONSIEUR JOURDAIN: Ne pourrais-je pas seulement lui demander
comment elle le trouve?

DORANTE: Comment? gardez-vous-en bien: cela serait vilain à
vous; et pour agir en galant homme, il faut que vous fassiez
comme si ce n'était pas vous qui lui eussiez fait ce
présent. Monsieur Jourdain, Madame, dit qu'il est ravi de vous
voir chez lui.

DORIMÈNE: Il m'honore beaucoup.

MONSIEUR JOURDAIN: Que je vous suis obligé, Monsieur, de lui
parler ainsi pour moi!

DORANTE: J'ai eu une peine effroyable à la faire venir ici.

MONSIEUR JOURDAIN: Je ne sais quelles grâces vous en rendre.

DORANTE: Il dit, Madame, qu'il vous trouve la plus belle personne du monde.

DORIMÈNE: C'est bien de la grâce qu'il me fait.

MONSIEUR JOURDAIN: Madame, c'est vous qui faites les grâces; et…

DORANTE: Songeons à manger.

LAQUAIS: Tout est prêt, Monsieur.

DORANTE: Allons donc nous mettre à table, et qu'on fasse venir
les musiciens.

Six cuisiniers, qui ont préparé le festin, dansent
ensemble, et font le troisième intermède; après quoi,
ils apportent une table couverte de plusieurs mets.

acte III – Scène 15

DORIMÈNE, DORANTE, LAQUAIS.

LAQUAIS: Monsieur dit comme cela qu'il va venir ici tout à
l'heure.

DORANTE: Voilà qui est bien.

DORIMÈNE: Je ne
sais pas, Dorante, je fais encore ici une étrange démarche, de me
laisser amener par vous dans une maison où je ne connais personne.

DORANTE: Quel lieu voulez-vous donc, Madame, que mon amour
choisisse pour vous régaler, puisque, pour fuir l'éclat,
vous ne voulez ni votre maison, ni la mienne?

DORIMÈNE: Mais vous ne dites pas que je m'engage
insensiblement, chaque jour, à recevoir de trop grands
témoignages de votre passion! J'ai beau me défendre des
choses, vous fatiguez ma résistance, et vous avez une civile
opiniâtreté qui me fait venir doucement à tout ce qu'il
vous plaît. Les visites fréquentes ont commencé; les
déclarations sont venues ensuite, qui après elles ont
traîné les sérénades et les cadeaux, que les
présents ont suivis. Je me suis opposée à tout cela,
mais vous ne vous rebutez point, et, pied à pied, vous gagnez
mes résolutions. Pour moi, je ne puis plus répondre de
rien, et je crois qu'à la fin vous me ferez venir au mariage,
dont je me suis tant éloignée.

DORANTE: Ma foi! Madame, vous y devriez déjà être. Vous
êtes veuve, et ne dépendez que de vous. Je suis maître
de moi, et vous aime plus que ma vie. à quoi tient-il que
dès aujourd'hui vous ne fassiez tout mon bonheur?

DORIMÈNE: Mon Dieu! Dorante, il faut des deux parts bien des
qualités pour vivre heureusement ensemble; et les deux plus
raisonnables personnes du monde ont souvent peine à composer
une union dont ils soient satisfaits.

DORANTE: Vous vous moquez, Madame, de vous y figurer tant de
difficultés; et l'expérience que vous avez faite ne conclut
rien pour tous les autres.

DORIMÈNE: Enfin j'en reviens toujours là: les dépenses
que je vous vois faire pour moi m'inquiètent par deux raisons:
l'une, qu'elles m'engagent plus que je ne voudrais; et l'autre,
que je suis sûre, sans vous déplaire, que vous ne les
faites point que vous ne vous incommodiez; et je ne veux point cela.

DORANTE: Ah! Madame, ce sont des bagatelles; et ce n'est pas par là.

DORIMÈNE: Je sais ce que je dis; et, entre autres, le diamant
que vous m'avez forcée à prendre est d'un prix.

DORANTE: Eh! Madame, de grâce, ne faites point tant valoir une
chose que mon amour trouve indigne de vous; et souffrez. Voici le
maître du logis.

acte III – Scène 14

MONSIEUR JOURDAIN, LAQUAIS.

MONSIEUR JOURDAIN: Que diable est-ce là! ils n'ont rien que les
grands seigneurs à me reprocher; et moi, je ne vois rien de si beau que
de hanter les grands seigneurs: il n'y a qu'honneur et que civilité avec
eux, et je voudrais qu'il m'eût coûté deux doigts de la main,
et être né comte ou marquis.

LAQUAIS: Monsieur, voici
Monsieur le Comte, et une dame qu'il mène par la main.

MONSIEUR
JOURDAIN: Hé mon Dieu! j'ai quelques ordres à donner. Dis-leur que
je vais venir ici tout à l'heure.

acte III – Scène 13

CLÉONTE, COVIELLE.

COVIELLE: Vous avez fait de belles affaires avec vos beaux sentiments.

CLÉONTE: Que veux-tu? j'ai un scrupule là-dessus, que l'exemple ne
saurait vaincre.

COVIELLE: Vous moquez-vous, de le prendre
sérieusement avec un homme comme cela? Ne voyez-vous pas qu'il est fou?
et vous coûtait-il quelque chose de vous accommoder à ses
chimères?

CLÉONTE: Tu as raison; mais je ne croyais pas qu'il fallût
faire ses preuves de noblesse pour être gendre de Monsieur
Jourdain.

COVIELLE: Ah, ah, ah.

CLÉONTE: De quoi ris-tu?

COVIELLE: D'une pensée qui me vient pour jouer notre homme, et
vous faire obtenir ce que vous souhaitez.

CLÉONTE: Comment?

COVIELLE: L'idée est tout à fait plaisante.

CLÉONTE: Quoi donc?

COVIELLE: Il s'est fait depuis peu une certaine mascarade qui
vient le mieux du monde ici, et que je prétends faire entrer
dans une bourle que je veux faire à notre ridicule. Tout cela
sent un peu sa comédie; mais avec lui on peut hasarder toute
chose, il n'y faut point chercher tant de façons; il est homme
à y jouer son rôle à merveille, et à donner
aisément dans toutes les fariboles qu'on s'avisera de lui
dire. J'ai les acteurs, j'ai les habits tout prêts:
laissez-moi faire seulement.

CLÉONTE: Mais apprends-moi.

COVIELLE: Je vais vous instruire de tout. Retirons-nous, le
voilà qui revient.

acte III – Scène 12

MONSIEUR JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, CLÉONTE, LUCILE, COVIELLE, NICOLE.

CLÉONTE: Monsieur, je n'ai voulu prendre personne pour vous
faire une demande que je médite il y a longtemps. Elle me
touche assez pour m'en charger moi-même; et, sans autre
détour, je vous dirai que l'honneur d'être votre gendre est
une faveur glorieuse que je vous prie de m'accorder.

MONSIEUR JOURDAIN: Avant que de vous rendre réponse, Monsieur,
je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme.

CLÉONTE: Monsieur, la plupart des gens sur cette question
n'hésitent pas beaucoup. On tranche le mot aisément. Ce nom
ne fait aucun scrupule à prendre, et l'usage aujourd'hui
semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l'avoue, j'ai les
sentiments sur cette matière un peu plus délicats: je
trouve que toute imposture est indigne d'un honnête homme, et
qu'il y a de la lâcheté à déguiser ce que le Ciel
nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d'un titre
dérobé, à se vouloir donner pour ce qu'on n'est pas. Je
suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges
honorables. Je me suis acquis dans les armes l'honneur de six ans
de services, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le
monde un rang assez passable. Mais, avec tout cela, je ne veux
point me donner un nom où d'autres en ma place croiraient
pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis
point gentilhomme.

MONSIEUR JOURDAIN: Touchez là, Monsieur: ma fille n'est pas
pour vous.

CLÉONTE: Comment?

MONSIEUR JOURDAIN: Vous n'êtes point gentilhomme, vous n'aurez
pas ma fille.

MADAME JOURDAIN: Que voulez-vous donc dire avec votre
gentilhomme? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte
de saint Louis?

MONSIEUR JOURDAIN: Taisez-vous, ma femme: je vous vois venir.

MADAME JOURDAIN: Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie?

MONSIEUR JOURDAIN: Voilà pas le coup de langue?

MADAME JOURDAIN: Et votre père n'était-il pas marchand
aussi bien que le mien?

MONSIEUR JOURDAIN: Peste soit de la femme! Elle n'y a jamais
manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour
lui; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela.
Tout ce que j'ai à vous dire, moi, c'est que je veux avoir un
gendre gentilhomme.

MADAME JOURDAIN: Il faut à votre fille un mari qui lui soit
propre, et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et
bien fait, qu'un gentilhomme gueux et mal bâti.

NICOLE: Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre
village, qui est le plus grand malitorne et le plus sot dadais
que j'aie jamais vu.

MONSIEUR JOURDAIN: Taisez-vous, impertinente. Vous vous fourrez
toujours dans la conversation. J'ai du bien assez pour ma fille,
je n'ai besoin que d'honneur, et je la veux faire marquise.

MADAME JOURDAIN: Marquise?

MONSIEUR JOURDAIN: Oui, marquise.

MADAME JOURDAIN: Hélas! Dieu m'en garde!

MONSIEUR JOURDAIN: C'est une chose que j'ai résolue.

MADAME JOURDAIN: C'est une chose, moi, où je ne consentirai
point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes
toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point
qu'un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et
qu'elle ait des enfants qui aient honte de m'appeler leur
grand-maman. S'il fallait qu'elle me vînt visiter en
équipage de grand-dame, et qu'elle manquât par mégarde
à saluer quelqu'un du quartier, on ne manquerait pas
aussitôt de dire cent sottises. "Voyez-vous, dirait-on,
cette Madame la Marquise qui fait tant la glorieuse? C'est la
fille de Monsieur Jourdain, qui était trop heureuse, étant
petite, de jouer à la Madame avec nous. Elle n'a pas toujours
été si relevée que la voilà, et ses deux
grands-pères vendaient du drap auprès de la porte
Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants,
qu'ils payent maintenant peut-être bien cher en l'autre monde,
et l'on ne devient guère si riches à être honnêtes
gens." Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un
homme, en un mot, qui m'ait obligation de ma fille, et à qui
je puisse dire: "Mettez-vous là, mon gendre, et dînez
avec moi".

MONSIEUR JOURDAIN: Voilà bien les sentiments d'un petit
esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me
répliquez pas davantage: ma fille sera marquise en dépit de
tout le monde; et si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse.

MADAME JOURDAIN: Cléonte, ne perdez point courage encore.
Suivez-moi, ma fille, et venez dire résolument à votre
père, que si vous ne l'avez, vous ne voulez épouser personne.