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acte III – Scène 9

CLÉONTE, COVIELLE.

CLÉONTE: Quoi? traiter un amant de la sorte, et un amant le
plus fidèle et le plus passionné de tous les amants?

COVIELLE: C'est une chose épouvantable, que ce qu'on nous fait
à tous deux.

CLÉONTE: Je fais voir pour une personne toute l'ardeur et
toute la tendresse qu'on peut imaginer; je n'aime rien au monde
qu'elle, et je n'ai qu'elle dans l'esprit; elle fait tous mes
soins, tous mes désirs, toute ma joie; je ne parle que d'elle,
je ne pense qu'à elle, je ne fais des songes que d'elle, je ne
respire que par elle, mon cœur vit tout en elle: et voilà de
tant d'amitié la digne récompense! Je suis deux jours sans
la voir, qui sont pour moi deux siècles effroyables: je la
rencontre par hasard; mon cœur, à cette vue, se sent tout
transporté, ma joie éclate sur mon visage, je vole avec
ravissement vers elle; et l'infidèle détourne de moi ses
regards, et passe brusquement, comme si de sa vie elle ne m'avait vu!

COVIELLE: Je dis les mêmes choses que vous.

CLÉONTE: Peut-on rien voir d'égal, Covielle, à cette
perfidie de l'ingrate Lucile?

COVIELLE: Et à celle, Monsieur, de la pendarde de Nicole?

CLÉONTE: Après tant de sacrifices ardents, de soupirs, et
de vœux que j'ai faits à ses charmes!

COVIELLE: Après tant d'assidus hommages, de soins et de
services que je lui ai rendus dans sa cuisine!

CLÉONTE: Tant de larmes que j'ai versées à ses genoux!

COVIELLE: Tant de seaux d'eau que j'ai tirés au puits pour elle!

CLÉONTE: Tant d'ardeur que j'ai fait paraître à la
chérir plus que moi-même!

COVIELLE: Tant de chaleur que j'ai soufferte à tourner la
broche à sa place!

CLÉONTE: Elle me fuit avec mépris!

COVIELLE: Elle me tourne le dos avec effronterie!

CLÉONTE: C'est une perfidie digne des plus grands châtiments.

COVIELLE: C'est une trahison à mériter mille soufflets.

CLÉONTE: Ne t'avise point, je te prie, de me parler jamais pour elle.

COVIELLE: Moi, Monsieur! Dieu m'en garde!

CLÉONTE: Ne viens point m'excuser l'action de cette infidèle.

COVIELLE: N'ayez pas peur.

CLÉONTE: Non, vois-tu, tous tes discours pour la défendre
ne serviront de rien.

COVIELLE: Qui songe à cela?

CLÉONTE: Je veux contre elle conserver mon ressentiment, et
rompre ensemble tout commerce.

COVIELLE: J'y consens.

CLÉONTE: Ce Monsieur le Comte qui va chez elle lui donne
peut-être dans la vue; et son esprit, je le vois bien, se
laisse éblouir à la qualité. Mais il me faut, pour mon
honneur, prévenir l'éclat de son inconstance. Je veux faire
autant de pas qu'elle au changement où je la vois courir, et
ne lui laisser pas toute la gloire de me quitter.

COVIELLE: C'est fort bien dit, et j'entre pour mon compte dans
tous vos sentiments.

CLÉONTE: Donne la main à mon dépit, et soutiens ma
résolution contre tous les restes d'amour qui me pourraient
parler pour elle. Dis-m'en, je t'en conjure, tout le mal que tu
pourras; fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende
méprisable; et marque-moi bien, pour m'en dégoûter, tous
les défauts que tu peux voir en elle.

COVIELLE: Elle, Monsieur! Voilà une belle mijaurée, une
pimpesouée bien bâtie, pour vous donner tant d'amour! Je ne
lui vois rien que de très médiocre, et vous trouverez cent
personnes qui seront plus dignes de vous. Premièrement, elle a
les yeux petits.

CLÉONTE: Cela est vrai, elle a les yeux petits; mais elle les
a pleins de feux, les plus brillants, les plus perçants du
monde, les plus touchants qu'on puisse voir.

COVIELLE: Elle a la bouche grande.

CLÉONTE: Oui; mais on y voit des grâces qu'on ne voit point
aux autres bouches; et cette bouche, en la voyant, inspire des
désirs, est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde.

COVIELLE: Pour sa taille, elle n'est pas grande.

CLÉONTE: Non; mais elle est aisée et bien prise.

COVIELLE: Elle affecte une nonchalance dans son parler, et dans
ses actions.

CLÉONTE: Il est vrai; mais elle a grâce à tout cela, et
ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à
s'insinuer dans les cours.

COVIELLE: Pour de l'esprit.

CLÉONTE: Ah! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat.

COVIELLE: Sa conversation.

CLÉONTE: Sa conversation est charmante.

COVIELLE: Elle est toujours sérieuse.

CLÉONTE: Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies
toujours ouvertes? et vois-tu rien de plus impertinent que des
femmes qui rient à tout propos?

COVIELLE: Mais enfin elle est capricieuse autant que personne du monde.

CLÉONTE: Oui, elle est capricieuse, j'en demeure d'accord;
mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles.

COVIELLE: Puisque cela va comme cela, je vois bien que vous avez
envie de l'aimer toujours.

CLÉONTE: Moi, j'aimerais mieux mourir; et je vais la haïr
autant que je l'ai aimée.

COVIELLE: Le moyen, si vous la trouvez si parfaite?

CLÉONTE: C'est en quoi ma vengeance sera plus éclatante, en
quoi je veux faire mieux voir la force de mon cœur: à la
haïr, à la quitter, toute belle, toute pleine d'attraits,
toute aimable que je la trouve. La voici.

acte III – Scène 8

CLÉONTE, COVIELLE,
NICOLE.

NICOLE: Ah! vous voilà tout à propos. Je suis une
ambassadrice de joie, et je viens.

CLÉONTE: Retire-toi, perfide, et ne me viens point amuser avec
tes traîtresses paroles.

NICOLE: Est-ce ainsi que vous recevez.?

CLÉONTE: Retire-toi, te dis-je, et va-t'en dire de ce pas à
ton infidèle maîtresse qu'elle n'abusera de sa vie le trop
simple Cléonte.

NICOLE: Quel vertigo est-ce donc là? Mon pauvre Covielle,
dis-moi un peu ce que cela veut dire.

COVIELLE: Ton pauvre Covielle, petite scélérate! Allons
vite, ôte-toi de mes yeux, vilaine, et me laisse en repos.

NICOLE: Quoi? tu me viens aussi.

COVIELLE: ôte-toi de mes yeux, te dis-je, et ne me parle de ta vie.

NICOLE: Ouais! Quelle mouche les a piqués tous deux? Allons de
cette belle histoire informer ma maîtresse.

acte III – Scène 7

MADAME JOURDAIN, NICOLE.

NICOLE: Ma foi! Madame, la curiosité m'a coûté quelque
chose; mais je crois qu'il y a quelque anguille sous roche, et
ils parlent de quelque affaire où ils ne veulent pas que vous soyez.

MADAME JOURDAIN: Ce n'est pas d'aujourd'hui, Nicole, que j'ai
conçu des soupçons de mon mari. Je suis la plus trompée
du monde, ou il y a quelque amour en campagne, et je travaille
à découvrir ce que ce peut être. Mais songeons à ma
fille. Tu sais l'amour que Cléonte a pour elle. C'est un homme
qui me revient, et je veux aider sa recherche, et lui donner
Lucile, si je puis.

NICOLE: En vérité, Madame, je suis la plus ravie du monde
de vous voir dans ces sentiments; car, si le maître vous
revient, le valet ne me revient pas moins, et je souhaiterais que
notre mariage se pût faire à l'ombre du leur.

MADAME JOURDAIN: Va-t'en lui en parler de ma part, et lui dire
que tout à l'heure il me vienne trouver, pour faire ensemble
à mon mari la demande de ma fille.

NICOLE: J'y cours, Madame, avec joie, et je ne pouvais recevoir
une commission plus agréable. Je vais, je pense, bien
réjouir les gens.

acte III – Scène 6

MONSIEUR JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, DORANTE, NICOLE.

MONSIEUR JOURDAIN: Voilà deux cents louis bien comptés.

DORANTE: Je vous assure, Monsieur Jourdain, que je suis tout à
vous, et que je brûle de vous rendre un service à la cour.

MONSIEUR JOURDAIN: Je vous suis trop obligé.

DORANTE: Si Madame Jourdain veut voir le divertissement royal, Je
lui ferai donner les meilleures places de la salle.

MADAME JOURDAIN: Madame Jourdain vous baise les mains.

DORANTE, bas à M. Jourdain: Notre belle marquise, comme je
vous ai mandé par mon billet, viendra tantôt ici pour le
ballet et le repas; je l'ai fait consentir enfin au régale que
vous lui voulez donner.

MONSIEUR JOURDAIN: Tirons-nous un peu plus loin, pour cause.

DORANTE: Il y a huit jours que je ne vous ai vu, et je ne vous ai
point mandé de nouvelles du diamant que vous me mîtes entre
les mains pour lui en faire présent de votre part; mais c'est
que j'ai eu toutes les peines du monde à vaincre son scrupule,
et ce n'est que d'aujourd'hui qu'elle s'est résolue à l'accepter.

MONSIEUR JOURDAIN: Comment l'a-t-elle trouvé?

DORANTE: Merveilleux; et je me trompe fort, ou la beauté de ce
diamant fera pour vous sur son esprit un effet admirable.

MONSIEUR JOURDAIN: Plût au Ciel!

MADAME JOURDAIN: Quand il est une fois avec lui, il ne peut le quitter.

DORANTE: Je lui ai fait valoir comme il faut la richesse de ce
présent et la grandeur de votre amour.

MONSIEUR JOURDAIN: Ce sont, Monsieur, des bontés qui
m'accablent; et je suis dans une confusion la plus grande du
monde, de voir une personne de votre qualité s'abaisser pour
moi à ce que vous faites.

DORANTE: Vous moquez-vous? est-ce qu'entre amis on s'arrête
à ces sortes de scrupules? et ne feriez-vous pas pour moi la
même chose, si l'occasion s'en offrait?

MONSIEUR JOURDAIN: Ho! assurément, et de très grand cœur.

MADAME JOURDAIN: Que sa présence me pèse sur les épaules!

DORANTE: Pour moi, je ne regarde rien, quand il faut servir un
ami; et lorsque vous me fîtes confidence de l'ardeur que vous
aviez prise pour cette marquise agréable chez qui j'avais
commerce, vous vîtes que d'abord je m'offris de moi-même
à servir votre amour.

MONSIEUR JOURDAIN: Il est vrai, ce sont des bontés qui me confondent.

MADAME JOURDAIN: Est-ce qu'il ne s'en ira point?

NICOLE: Ils se trouvent bien ensemble.

DORANTE: Vous avez pris le bon biais pour toucher son cœur: les
femmes aiment surtout les dépenses qu'on fait pour elles; et
vos fréquentes sérénades, et vos bouquets continuels, ce
superbe feu d'artifice qu'elle trouva sur l'eau, le diamant
qu'elle a reçu de votre part, et le régale que vous lui
préparez, tout cela lui parle bien mieux en faveur de votre
amour que toutes les paroles que vous auriez pu lui dire vous-même.

MONSIEUR JOURDAIN: Il n'y a point de dépenses que je ne fisse,
si par là je pouvais trouver le chemin de son cœur. Une femme
de qualité a pour moi des charmes ravissants, et c'est un
honneur que j'achèterais au prix de toute chose.

MADAME JOURDAIN: Que peuvent-ils tant dire ensemble? Va-t'en un
peu tout doucement prêter l'oreille.

DORANTE: Ce sera tantôt que vous jouirez à votre aise du
plaisir de sa vue, et vos yeux auront tout le temps de se satisfaire.

MONSIEUR JOURDAIN: Pour être en pleine liberté, j'ai fait
en sorte que ma femme ira dîner chez ma sœur, où elle
passera toute l'après-dînée.

DORANTE: Vous avez fait prudemment, et votre femme aurait pu nous
embarrasser. J'ai donné pour vous l'ordre qu'il faut au
cuisinier, et à toutes les choses qui sont nécessaires pour
le ballet. Il est de mon invention; et pourvu que l'exécution
puisse répondre à l'idée, je suis sûr qu'il sera
trouvé.

MONSIEUR JOURDAIN s'aperçoit que Nicole écoute, et lui
donne un soufflet: Ouais, vous êtes bien impertinente.
Sortons, s'il vous plaît.

acte III – Scène 5

DORANTE, MADAME JOURDAIN, NICOLE.

DORANTE: Vous me semblez toute mélancolique: qu'avez-vous,
Madame Jourdain?

MADAME JOURDAIN: J'ai la tête plus grosse que le poing, et si
elle n'est pas enflée.

DORANTE: Mademoiselle votre fille, où est-elle, que je ne la
vois point?

MADAME JOURDAIN: Mademoiselle ma fille est bien où elle est.

DORANTE: Comment se porte-t-elle?

MADAME JOURDAIN: Elle se porte sur ses deux jambes.

DORANTE: Ne voulez-vous point un de ces jours venir voir, avec
elle, le ballet et la comédie que l'on fait chez le Roi?

MADAME JOURDAIN: Oui vraiment, nous avons fort envie de rire,
fort envie de rire nous avons.

DORANTE: Je pense, Madame Jourdain, que vous avez eu bien des
amants dans votre jeune âge, belle et d'agréable humeur
comme vous étiez.

MADAME JOURDAIN: Trédame, Monsieur, est-ce que Madame Jourdain
est décrépite, et la tête lui grouille-t-elle déjà?

DORANTE: Ah, ma foi! Madame Jourdain, je vous demande pardon. Je
ne songeais pas que vous êtes jeune, et je rêve le plus
souvent. Je vous prie d'excuser mon impertinence.