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Autor: juanavictoria77

acte III – Scène 3

MADAME JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN, NICOLE, LAQUAIS.

MADAME JOURDAIN: Ah, ah! voici une nouvelle histoire. Qu'est-ce
que c'est donc, mon mari, que cet équipage-là? Vous
moquez-vous du monde, de vous être fait enharnacher de la
sorte? et avez-vous envie qu'on se raille partout de vous?

MONSIEUR JOURDAIN: Il n'y a que des sots et des sottes, ma femme,
qui se railleront de moi.

MADAME JOURDAIN: Vraiment on n'a pas attendu jusqu'à cette
heure, et il y a longtemps que vos façons de faire donnent
à rire à tout le monde.

MONSIEUR JOURDAIN: Qui est donc tout ce monde-là, s'il vous plaît?

MADAME JOURDAIN: Tout ce monde-là est un monde qui a raison,
et qui est plus sage que vous. Pour moi, je suis scandalisée
de la vie que vous menez. Je ne sais plus ce que c'est que notre
maison: on dirait qu'il est céans carême-prenant tous les
jours; et dès le matin, de peur d'y manquer, on y entend des
vacarmes de violons et de chanteurs, dont tout le voisinage se
trouve incommodé.

NICOLE: Madame parle bien. Je ne saurais plus voir mon ménage
propre, avec cet attirail de gens que vous faites venir chez
vous. Ils ont des pieds qui vont chercher de la boue dans tous
les quartiers de la ville, pour l'apporter ici; et la pauvre
Françoise est presque sur les dents, à frotter les
planchers que vos beaux maîtres viennent crotter
régulièrement tous les jours.

MONSIEUR JOURDAIN: Ouais, notre servante Nicole, vous avez le
caquet bien affilé pour une paysanne.

MADAME JOURDAIN: Nicole a raison, et son sens est meilleur que le
vôtre. Je voudrais bien savoir ce que vous pensez faire d'un
maître à danser à l'âge que vous avez.

NICOLE: Et d'un grand maître tireur d'armes, qui vient, avec
ses battements de pied, ébranler toute la maison, et nous
déraciner tous les carriaux de notre salle?

MONSIEUR JOURDAIN: Taisez-vous, ma servante, et ma femme.

MADAME JOURDAIN: Est-ce que vous voulez apprendre à danser
pour quand vous n'aurez plus de jambes?

NICOLE: Est-ce que vous avez envie de tuer quelqu'un?

MONSIEUR JOURDAIN: Taisez-vous, vous dis-je: vous êtes des
ignorantes l'une et l'autre, et vous ne savez pas les
prérogatives de tout cela.

MADAME JOURDAIN: Vous devriez bien plutôt songer à marier
votre fille, qui est en âge d'être pourvue.

MONSIEUR JOURDAIN: Je songerai à marier ma fille quand il se
présentera un parti pour elle; mais je veux songer aussi à
apprendre les belles choses.

NICOLE: J'ai encore ouï dire, Madame, qu'il a pris
aujourd'hui, pour renfort de potage un maître de philosophie.

MONSIEUR JOURDAIN: Fort bien: je veux avoir de l'esprit, et
savoir raisonner des choses parmi les honnêtes gens.

MADAME JOURDAIN: N'irez-vous point l'un de ces jours au
collège vous faire donner le fouet, à votre âge?

MONSIEUR JOURDAIN: Pourquoi non? Plût à Dieu l'avoir tout
à l'heure, le fouet, devant tout le monde, et savoir ce qu'on
apprend au collège!

NICOLE: Oui, ma foi! Cela vous rendrait la jambe bien mieux faite.

MONSIEUR JOURDAIN: Sans doute.

MADAME JOURDAIN: Tout cela est fort nécessaire pour conduire
votre maison.

MONSIEUR JOURDAIN: Assurément. Vous parlez toutes deux comme
des bêtes, et j'ai honte de votre ignorance. Par exemple,
savez-vous, vous, ce que c'est que vous dites à cette heure?

MADAME JOURDAIN: Oui, je sais que ce que je dis est fort bien
dit, et que vous devriez songer à vivre d'autre sorte.

MONSIEUR JOURDAIN: Je ne parle pas de cela. Je vous demande ce
que c'est que les paroles que vous dites ici?

MADAME JOURDAIN: Ce sont des paroles bien sensées, et votre
conduite ne l'est guère.

MONSIEUR JOURDAIN: Je ne parle pas de cela, vous dis-je. Je vous
demande: ce que je parle avec vous, ce que je vous dis à cette
heure, qu'est-ce que c'est?

MADAME JOURDAIN: Des chansons.

MONSIEUR JOURDAIN: Hé non! ce n'est pas cela. Ce que nous
disons tous deux, le langage que nous parlons à cette heure?

MADAME JOURDAIN: Hé bien?

MONSIEUR JOURDAIN: Comment est-ce que cela s'appelle?

MADAME JOURDAIN: Cela s'appelle comme on veut l'appeler.

MONSIEUR JOURDAIN: C'est de la prose, ignorante.

MADAME JOURDAIN: De la prose?

MONSIEUR JOURDAIN: Oui, de la prose. Tout ce qui est prose, n'est
point vers; et tout ce qui n'est point vers est prose. Heu,
voilà ce que c'est d'étudier. Et toi, sais-tu bien comme il
faut faire pour dire un U?

NICOLE: Comment?

MONSIEUR JOURDAIN: Oui. Qu'est-ce que tu fais quand tu dis un U?

NICOLE: Quoi?

MONSIEUR JOURDAIN: Dis un peu, U, pour voir?

NICOLE: Hé bien, U.

MONSIEUR JOURDAIN: Qu'est-ce que tu fais?

NICOLE: Je dis, U.

MONSIEUR JOURDAIN: Oui; mais quand tu dis U, qu'est-ce que tu fais?

NICOLE: Je fais ce que vous me dites.

MONSIEUR JOURDAIN: Ô l'étrange chose que d'avoir affaire
à des bêtes! Tu allonges les lèvres en dehors, et
approches la mâchoire d'en haut de celle d'en bas: U, vois-tu?
U, vois-tu? Je fais la moue: U.

NICOLE: Oui, cela est biau.

MADAME JOURDAIN: Voilà qui est admirable.

MONSIEUR JOURDAIN: C'est bien autre chose, si vous aviez vu o, et
da, da, et fa, fa.

MADAME JOURDAIN: Qu'est-ce que c'est donc que tout ce galimatias-là?

NICOLE: De quoi est-ce que tout cela guérit?

MONSIEUR JOURDAIN: J'enrage quand je vois des femmes ignorantes.

MADAME JOURDAIN: Allez, vous devriez envoyer promener tous ces
gens-là, avec leurs fariboles.

NICOLE: Et surtout ce grand escogriffe de maître d'armes, qui
remplit de poudre tout mon ménage.

MONSIEUR JOURDAIN: Ouais, ce maître d'armes vous tient bien au
cœur. Je te veux faire voir ton impertinence tout à l'heure.
(Il fait apporter les fleurets, et en donne à Nicole.) Tiens.
Raison démonstrative, la ligne du corps. Quand on pousse en
quarte, on n'a qu'à faire cela, et quand on pousse en tierce,
on n'a qu'à faire cela. Voilà le moyen de n'être jamais
tué; et cela n'est-il pas beau, d'être assuré de son
fait, quand on se bat contre quelqu'un? Là, pousse-moi un peu
pour voir.

NICOLE: Hé bien, quoi?

Nicole lui pousse plusieurs coups.

MONSIEUR JOURDAIN: Tout beau, holà, oh! doucement. Diantre
soit la coquine!

NICOLE: Vous me dites de pousser.

MONSIEUR JOURDAIN: Oui; mais tu me pousses en tierce, avant que
de pousser en quarte, et tu n'as pas la patience que je pare.

MADAME JOURDAIN: Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos
fantaisies, et cela vous est venu depuis que vous vous mêlez
de hanter la noblesse.

MONSIEUR JOURDAIN: Lorsque je hante la noblesse, je fais
paraître mon jugement, et cela est plus beau que de hanter
votre bourgeoisie.

MADAME JOURDAIN: Çamon vraiment! il y a fort à gagner à
fréquenter vos nobles, et vous avez bien opéré avec ce
beau Monsieur le comte dont vous vous êtes
embéguiné.

MONSIEUR JOURDAIN: Paix! Songez à ce que vous dites.
Savez-vous bien, ma femme, que vous ne savez pas de qui vous
parlez, quand vous parlez de lui? C'est une personne d'importance
plus que vous ne pensez, un seigneur que l'on considère à
la cour, et qui parle au Roi tout comme je vous parle. N'est-ce
pas une chose qui m'est tout à fait honorable, que l'on voie
venir chez moi si souvent une personne de cette qualité, qui
m'appelle son cher ami, et me traite comme si j'étais son
égal? Il a pour moi des bontés qu'on ne devinerait jamais;
et, devant tout le monde, il me fait des caresses dont je suis
moi-même confus.

MADAME JOURDAIN: Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait
des caresses; mais il vous emprunte votre argent.

MONSIEUR JOURDAIN: Hé bien! ne m'est-ce pas de l'honneur, de
prêter de l'argent à un homme de cette condition-là? et
puis-je faire moins pour un seigneur qui m'appelle son cher ami?

MADAME JOURDAIN: Et ce seigneur que fait-il pour vous?

MONSIEUR JOURDAIN: Des choses dont on serait étonné, si on
les savait.

MADAME JOURDAIN: Et quoi?

MONSIEUR JOURDAIN: Baste, je ne puis pas m'expliquer. Il suffit
que si je lui ai prêté de l'argent, il me le rendra bien,
et avant qu'il soit peu.

MADAME JOURDAIN: Oui, attendez-vous à cela.

MONSIEUR JOURDAIN: Assurément: ne me l'a-t-il pas dit?

MADAME JOURDAIN: Oui, oui: il ne manquera pas d'y faillir.

MONSIEUR JOURDAIN: Il m'a juré sa foi de gentilhomme.

MADAME JOURDAIN: Chansons.

MONSIEUR JOURDAIN: Ouais, vous êtes bien obstinée, ma
femme. Je vous dis qu'il me tiendra parole, j'en suis sûr.

MADAME JOURDAIN: Et moi, je suis sûre que non, et que toutes
les caresses qu'il vous fait ne sont que pour vous enjôler.

MONSIEUR JOURDAIN: Taisez-vous: le voici.

MADAME JOURDAIN: Il ne nous faut plus que cela. Il vient
peut-être encore vous faire quelque emprunt; et il me semble
que j'ai dîné quand je le vois.

MONSIEUR JOURDAIN: Taisez-vous, vous dis-je.

acte III – Scène 2

NICOLE, MONSIEUR JOURDAIN,
LAQUAIS.

MONSIEUR JOURDAIN: Nicole!

NICOLE: Plaît-il?

MONSIEUR JOURDAIN: Écoutez.

NICOLE, rit: Hi, hi, hi, hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Qu'as-tu à rire?

NICOLE: Hi, hi, hi, hi, hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Que veut dire cette coquine-là?

NICOLE: Hi, hi, hi. Comme vous voilà bâti! Hi, hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Comment donc?

NICOLE: Ah, ah! mon Dieu! Hi, hi, hi, hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Quelle friponne est-ce là! Te moques-tu de moi?

NICOLE: Nenni, Monsieur, j'en serais bien fâchée. Hi, hi,
hi, hi, hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Je te baillerai sur le nez, si tu ris davantage.

NICOLE: Monsieur, je ne puis pas m'en empêcher. Hi, hi, hi,
hi, hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Tu ne t'arrêteras pas?

NICOLE: Monsieur, je vous demande pardon; mais vous êtes si
plaisant, que je ne saurais me tenir de rire. Hi, hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Mais voyez quelle insolence!

NICOLE: Vous êtes tout à fait drôle comme cela. Hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Je te.

NICOLE: Je vous prie de m'excuser. Hi, hi, hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Tiens, si tu ris encore le moins du monde, je
te jure que je t'appliquerai sur la joue le plus grand soufflet
qui se soit jamais donné.

NICOLE: Hé bien, Monsieur, voilà qui est fait, je ne rirai plus.

MONSIEUR JOURDAIN: Prends-y bien garde. Il faut que pour
tantôt tu nettoies.

NICOLE: Hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Que tu nettoies comme il faut.

NICOLE: Hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Il faut, dis-je, que tu nettoies la salle, et…

NICOLE: Hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Encore!

NICOLE: Tenez, Monsieur, battez-moi plutôt et me laissez rire
tout mon soûl, cela me fera plus de bien. Hi, hi, hi, hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: J'enrage.

NICOLE: De grâce, Monsieur, je vous prie de me laisser rire.
Hi, hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Si je te prends.

NICOLE: Monsieur, eur, je crèverai, ai, si je ne ris. Hi, hi, hi.

MONSIEUR JOURDAIN: Mais a-t-on jamais vu une pendarde comme
celle-là? Qui me vient rire insolemment au nez, au lieu de
recevoir mes ordres?

NICOLE: Que voulez-vous que je fasse, Monsieur?

MONSIEUR JOURDAIN: Que tu songes, coquine, à préparer ma
maison pour la compagnie qui doit venir tantôt.

NICOLE: Ah, par ma foi! je n'ai plus envie de rire; et toutes vos
compagnies font tant de désordre céans, que ce mot est
assez pour me mettre en mauvaise humeur.

MONSIEUR JOURDAIN: Ne dois-je point pour toi fermer ma porte à
tout le monde?

NICOLE: Vous devriez au moins la fermer à certaines gens.

acte III – Scène 1

MONSIEUR JOURDAIN et ses deux LAQUAIS.

MONSIEUR JOURDAIN: Suivez-moi, que j'aille un peu montrer mon
habit par la ville; et surtout ayez soin tous deux de marcher
immédiatement sur mes pas, afin qu'on voie bien que vous
êtes à moi.

LAQUAIS: Oui, Monsieur.

MONSIEUR JOURDAIN: Appelez-moi Nicole, que je lui donne quelques
ordres. Ne bougez, la voilà.

acte II – Scène 5

MAÎTRE TAILLEUR, GARÇON
TAILLEUR, portant l'habit de M. Jourdain, MONSIEUR JOURDAIN, LAQUAIS.

MONSIEUR JOURDAIN: Ah vous voilà! je m'allais mettre en colère
contre vous.

MAÎTRE TAILLEUR: Je n'ai pas pu venir plus tôt, et j'ai mis
vingt garçons après votre habit.

MONSIEUR JOURDAIN: Vous m'avez envoyé des bas de soie si
étroits, que j'ai eu toutes les peines du monde à les
mettre, et il y a deux mailles de rompues.

MAÎTRE TAILLEUR: Ils ne s'élargiront que trop.

MONSIEUR JOURDAIN: Oui, si je romps toujours des mailles. Vous
m'avez aussi fait faire des souliers qui me blessent furieusement.

MAÎTRE TAILLEUR: Point du tout, Monsieur.

MONSIEUR JOURDAIN: Comment, point du tout?

MAÎTRE TAILLEUR: Non, ils ne vous blessent point.

MONSIEUR JOURDAIN: Je vous dis qu'ils me blessent, moi.

MAÎTRE TAILLEUR: Vous vous imaginez cela.

MONSIEUR JOURDAIN: Je me l'imagine, parce que je le sens. Voyez
la belle raison!

MAÎTRE TAILLEUR: Tenez, voilà le plus bel habit de la cour,
et le mieux assorti. C'est un chef-d'œuvre que d'avoir
inventé un habit sérieux qui ne fût pas noir; et je le
donne en six coups aux tailleurs les plus éclairés.

MONSIEUR JOURDAIN: Qu'est-ce que c'est que ceci? Vous avez mis
les fleurs en enbas.

MAÎTRE TAILLEUR: Vous ne m'aviez pas dit que vous les vouliez
en enhaut.

MONSIEUR JOURDAIN: Est-ce qu'il faut dire cela?

MAÎTRE TAILLEUR: Oui, vraiment. Toutes les personnes de
qualité les portent de la sorte.

MONSIEUR JOURDAIN: Les personnes de qualité portent les fleurs en enbas?

MAÎTRE TAILLEUR: Oui, Monsieur.

MONSIEUR JOURDAIN: Oh! voilà qui est donc bien.

MAÎTRE TAILLEUR: Si vous voulez, je les mettrai en enhaut.

MONSIEUR JOURDAIN: Non, non.

MAÎTRE TAILLEUR: Vous n'avez qu'à dire.

MONSIEUR JOURDAIN: Non, vous dis-je; vous avez bien fait.
Croyez-vous que mon habit m'aille bien?

MAÎTRE TAILLEUR: Belle demande! Je défie un peintre, avec
son pinceau, de vous faire rien de plus juste. J'ai chez moi un
garçon qui, pour monter une rhingrave, est le plus grand
génie du monde; et un autre qui, pour assembler un pourpoint,
est le héros de notre temps.

MONSIEUR JOURDAIN: La perruque, et les plumes sont-elles comme il faut?

MAÎTRE TAILLEUR: Tout est bien.

MONSIEUR JOURDAIN, en regardant l'habit du tailleur: Ah, ah!
Monsieur le tailleur, voilà de mon étoffe du dernier habit
que vous m'avez fait. Je la reconnais bien.

MAÎTRE TAILLEUR: C'est que l'étoffe me sembla si belle, que
j'en ai voulu lever un habit pour moi.

MONSIEUR JOURDAIN: Oui, mais il ne fallait pas le lever avec le mien.

MAÎTRE TAILLEUR: Voulez-vous mettre votre habit?

MONSIEUR JOURDAIN: Oui, donnez-le-moi.

MAÎTRE TAILLEUR: Attendez. Cela ne va pas comme cela. J'ai
amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes
d'habits se mettent avec cérémonie. Holà! entrez, vous
autres. Mettez cet habit à Monsieur, de la manière que vous
faites aux personnes de qualité.

Quatre garçons tailleurs entrent, dont deux lui arrachent le
haut-de-chausses de ses exercices, et deux autres la camisole;
puis ils lui mettent son habit neuf; et M. Jourdain se promène
entre eux, et leur montre son habit, pour voir s'il est bien. Le
tout à la cadence de toute la symphonie.

GARÇON TAILLEUR: Mon gentilhomme, donnez, s'il vous plaît,
aux garçons quelque chose pour boire.

MONSIEUR JOURDAIN: Comment m'appelez-vous?

GARÇON TAILLEUR: Mon gentilhomme.

MONSIEUR JOURDAIN: "Mon gentilhomme!" Voilà ce que
c'est de se mettre en personne de qualité. Allez-vous-en
demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira point:
"mon gentilhomme." Tenez, voilà pour "Mon
gentilhomme."

GARÇON TAILLEUR: Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.

MONSIEUR JOURDAIN: "Monseigneur" , oh, oh!
"Monseigneur"! Attendez, mon ami:
"Monseigneur" mérite quelque chose, et ce n'est pas
une petite parole que "Monseigneur." Tenez, voilà ce
que Monseigneur vous donne.

GARÇON TAILLEUR: Monseigneur, nous allons boire tous à la
santé de Votre Grandeur.

MONSIEUR JOURDAIN: "Votre Grandeur!" Oh, oh, oh!
Attendez, ne vous en allez pas. à moi "Votre
Grandeur!" Ma foi, s'il va jusqu'à l'Altesse, il aura
toute la bourse. Tenez, voilà pour Ma Grandeur.

GARÇON TAILLEUR: Monseigneur, nous la remercions très
humblement de ses libéralités.

MONSIEUR JOURDAIN: Il a bien fait: je lui allais tout donner.

acte II – Scène 4

MAÎTRE de philosophie,
monsieur Jourdain.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE, en raccommodant son
collet: Venons à notre leçon.

MONSIEUR JOURDAIN: Ah! Monsieur, je suis fâché des coups
qu'ils vous ont donnés.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Cela n'est rien. Un philosophe sait
recevoir comme il faut les choses, et je vais composer contre eux
une satire du style de Juvénal, qui les déchirera de la
belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre?

MONSIEUR JOURDAIN: Tout ce que je pourrai, car j'ai toutes les
envies du monde d'être savant; et j'enrage que mon père et
ma mère ne m'aient pas fait bien étudier dans toutes les
sciences, quand j'étais jeune.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Ce sentiment est raisonnable: nam sine
doctrina vita est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous
savez le latin sans doute.

MONSIEUR JOURDAIN: Oui, mais faites comme si je ne le savais pas:
expliquez-moi ce que cela veut dire.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Cela veut dire que sans la science, la
vie est presque une image de la mort.

MONSIEUR JOURDAIN: Ce latin-là a raison.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: N'avez-vous point quelques principes,
quelques commencements des sciences?

MONSIEUR JOURDAIN: Oh! oui, je sais lire et écrire.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Par où vous plaît-il que nous
commencions? Voulez-vous que je vous apprenne la logique?

MONSIEUR JOURDAIN: Qu'est-ce que c'est que cette logique?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: C'est elle qui enseigne les trois
opérations de l'esprit.

MONSIEUR JOURDAIN: Qui sont-elles, ces trois opérations de l'esprit?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: La première, la seconde, et la
troisième. La première est de bien concevoir par le moyen
des universaux. La seconde, de bien juger par le moyen des
catégories; et la troisième, de bien tirer une
conséquence par le moyen des figures barbara, celarent, darii,
ferio, baralipton, etc.

MONSIEUR JOURDAIN: Voilà des mots qui sont trop
rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point.
Apprenons autre chose qui soit plus joli.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Voulez-vous apprendre la morale?

MONSIEUR JOURDAIN: La morale?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Oui.

MONSIEUR JOURDAIN: Qu'est-ce qu'elle dit cette morale?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Elle traite de la félicité,
enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et…

MONSIEUR JOURDAIN: Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous
les diables; et il n'y a morale qui tienne, je me veux mettre en
colère tout mon soûl, quand il m'en prend envie.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Est-ce la physique que vous voulez apprendre?

MONSIEUR JOURDAIN: Qu'est-ce qu'elle chante cette physique?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: La physique est celle qui explique les
principes des choses naturelles, et les propriétés du
corps; qui discourt de la nature des éléments, des
métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des
animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores,
l'arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs,
le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les
vents et les tourbillons.

MONSIEUR JOURDAIN: Il y a trop de tintamarre là dedans, trop
de brouillamini.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Que voulez-vous donc que je vous apprenne?

MONSIEUR JOURDAIN: Apprenez-moi l'orthographe.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Très volontiers.

MONSIEUR JOURDAIN: Après vous m'apprendrez l'almanach, pour
savoir quand il y a de la lune et quand il n'y en a point.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Soit. Pour bien suivre votre pensée
et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer
selon l'ordre des choses, par une exacte connaissance de la
nature des lettres, et de la différente manière de les
prononcer toutes. Et là-dessus j'ai à vous dire que les
lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles parce
qu'elles expriment les voix; et en consonnes, ainsi appelées
consonnes parce qu'elles sonnent avec les voyelles, et ne font
que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq
voyelles ou voix: a, e, i, o, u.

MONSIEUR JOURDAIN: J'entends tout cela.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: La voix A se forme en ouvrant fort la bouche: A.

MONSIEUR JOURDAIN: A, A. Oui.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: La voix E se forme en rapprochant la
mâchoire d'en bas de celle d'en haut: A, E.

MONSIEUR JOURDAIN: A, E, A, E. Ma foi! oui. Ah! que cela est beau!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Et la voix I en rapprochant encore
davantage les mâchoires l'une de l'autre, et écartant les
deux coins de la bouche vers les oreilles: A, E, I.

MONSIEUR JOURDAIN: A, e, i, i, i, i. Cela est vrai. Vive la science!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: La voix o se forme en rouvrant les
mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le
haut et le bas: o.

MONSIEUR JOURDAIN: O, o. Il n'y a rien de plus juste. A, e, i, o,
i, o. Cela est admirable! I, o, i, o.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: L'ouverture de la bouche fait justement
comme un petit rond qui représente un o.

MONSIEUR JOURDAIN: O, o, o. Vous avez raison, o. Ah! la belle
chose, que de savoir quelque chose!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: La voix u se forme en rapprochant les
dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux
lèvres en dehors, les approchant aussi l'une de l'autre sans
les rejoindre tout à fait: u.

MONSIEUR JOURDAIN: U, u. Il n'y a rien de plus véritable: u.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Vos deux lèvres s'allongent comme si
vous faisiez la moue: d'où vient que si vous la voulez faire
à quelqu'un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que: u.

MONSIEUR JOURDAIN: U, u. Cela est vrai. Ah! que n'ai-je
étudié plus tôt, pour savoir tout cela?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Demain, nous verrons les autres
lettres, qui sont les consonnes.

MONSIEUR JOURDAIN: Est-ce qu'il y a des choses aussi curieuses
qu'à celles-ci?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Sans doute. La consonne D, par exemple,
se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents
d'en haut: da.

MONSIEUR JOURDAIN: Da, da. Oui. Ah! les belles choses! les belles choses!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: L'F en appuyant les dents d'en haut sur
la lèvre de dessous: fa.

MONSIEUR JOURDAIN: Fa, fa. C'est la vérité. Ah! mon père
et ma mère, que je vous veux de mal!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Et l'r, en portant le bout de la langue
jusqu'au haut du palais, de sorte qu'étant frôlée par
l'air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours
au même endroit, faisant une manière de tremblement: rra.

MONSIEUR JOURDAIN: R, r, ra; r, r, r, r, r, ra. Cela est vrai.
Ah! l'habile homme que vous êtes! et que j'ai perdu de temps!
R, r, r, ra.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Je vous expliquerai à fond toutes
ces curiosités.

MONSIEUR JOURDAIN: Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous
fasse une confidence. Je suis amoureux d'une personne de grande
qualité, et je souhaiterais que vous m'aidassiez à lui
écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser
tomber à ses pieds.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Fort bien.

MONSIEUR JOURDAIN: Cela sera galant, oui.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Sans doute. Sont-ce des vers que vous
lui voulez écrire?

MONSIEUR JOURDAIN: Non, non, point de vers.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Vous ne voulez que de la prose?

MONSIEUR JOURDAIN: Non, je ne veux ni prose ni vers.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Il faut bien que ce soit l'un, ou l'autre.

MONSIEUR JOURDAIN: Pourquoi?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Par la raison, Monsieur, qu'il n'y a
pour s'exprimer que la prose, ou les vers.

MONSIEUR JOURDAIN: Il n'y a que la prose ou les vers?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Non, Monsieur: tout ce qui n'est point
prose est vers; et tout ce qui n'est point vers est prose.

MONSIEUR JOURDAIN: Et comme l'on parle qu'est-ce que c'est donc que cela?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: De la prose.

MONSIEUR JOURDAIN: Quoi? quand je dis: "Nicole, apportez-moi
mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit" , c'est de la prose?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Oui, Monsieur.

MONSIEUR JOURDAIN: Par ma foi! il y a plus de quarante ans que je
dis de la prose sans que j'en susse rien, et je vous suis le plus
obligé du monde de m'avoir appris cela. Je voudrais donc lui
mettre dans un billet: Belle Marquise, vos beaux yeux me font
mourir d'amour; mais je voudrais que cela fût mis d'une
manière galante, que cela fût tourné gentiment.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Mettre que les feux de ses yeux
réduisent votre cœur en cendres; que vous souffrez nuit et
jour pour elle les violences d'un.

MONSIEUR JOURDAIN: Non, non, non, je ne veux point tout cela; je
ne veux que ce que je vous ai dit: Belle Marquise, vos beaux yeux
me font mourir d'amour.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Il faut bien étendre un peu la chose.

MONSIEUR JOURDAIN: Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules
paroles-là dans le billet; mais tournées à la mode; bien
arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour
voir, les diverses manières dont on les peut mettre.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: On les peut mettre premièrement
comme vous avez dit: Belle Marquise, vos beaux yeux me font
mourir d'amour. Ou bien: D'amour mourir me font, belle Marquise,
vos beaux yeux. Ou bien: Vos yeux beaux d'amour me font, belle
Marquise, mourir. Ou bien: Mourir vos beaux yeux, belle Marquise,
d'amour me font. Ou bien: Me font vos yeux beaux mourir, belle
Marquise, d'amour.

MONSIEUR JOURDAIN: Mais de toutes ces façons-là, laquelle
est la meilleure?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Celle que vous avez dite: Belle
Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour.

MONSIEUR JOURDAIN: Cependant je n'ai point étudié, et j'ai
fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon
cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Je n'y manquerai pas.

MONSIEUR JOURDAIN: Comment? mon habit n'est point encore arrivé?

SECOND LAQUAIS: Non, Monsieur.

MONSIEUR JOURDAIN: Ce maudit tailleur me fait bien attendre pour
un jour où j'ai tant d'affaires. J'enrage. Que la fièvre
quartaine puisse serrer bien fort le bourreau de tailleur! Au
diable le tailleur! La peste étouffe le tailleur! Si je le
tenais maintenant, ce tailleur détestable, ce chien de
tailleur-là, ce traître de tailleur, je…