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acte III – Scène 14

MONSIEUR JOURDAIN, LAQUAIS.

MONSIEUR JOURDAIN: Que diable est-ce là! ils n'ont rien que les
grands seigneurs à me reprocher; et moi, je ne vois rien de si beau que
de hanter les grands seigneurs: il n'y a qu'honneur et que civilité avec
eux, et je voudrais qu'il m'eût coûté deux doigts de la main,
et être né comte ou marquis.

LAQUAIS: Monsieur, voici
Monsieur le Comte, et une dame qu'il mène par la main.

MONSIEUR
JOURDAIN: Hé mon Dieu! j'ai quelques ordres à donner. Dis-leur que
je vais venir ici tout à l'heure.

acte III – Scène 13

CLÉONTE, COVIELLE.

COVIELLE: Vous avez fait de belles affaires avec vos beaux sentiments.

CLÉONTE: Que veux-tu? j'ai un scrupule là-dessus, que l'exemple ne
saurait vaincre.

COVIELLE: Vous moquez-vous, de le prendre
sérieusement avec un homme comme cela? Ne voyez-vous pas qu'il est fou?
et vous coûtait-il quelque chose de vous accommoder à ses
chimères?

CLÉONTE: Tu as raison; mais je ne croyais pas qu'il fallût
faire ses preuves de noblesse pour être gendre de Monsieur
Jourdain.

COVIELLE: Ah, ah, ah.

CLÉONTE: De quoi ris-tu?

COVIELLE: D'une pensée qui me vient pour jouer notre homme, et
vous faire obtenir ce que vous souhaitez.

CLÉONTE: Comment?

COVIELLE: L'idée est tout à fait plaisante.

CLÉONTE: Quoi donc?

COVIELLE: Il s'est fait depuis peu une certaine mascarade qui
vient le mieux du monde ici, et que je prétends faire entrer
dans une bourle que je veux faire à notre ridicule. Tout cela
sent un peu sa comédie; mais avec lui on peut hasarder toute
chose, il n'y faut point chercher tant de façons; il est homme
à y jouer son rôle à merveille, et à donner
aisément dans toutes les fariboles qu'on s'avisera de lui
dire. J'ai les acteurs, j'ai les habits tout prêts:
laissez-moi faire seulement.

CLÉONTE: Mais apprends-moi.

COVIELLE: Je vais vous instruire de tout. Retirons-nous, le
voilà qui revient.

acte III – Scène 12

MONSIEUR JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, CLÉONTE, LUCILE, COVIELLE, NICOLE.

CLÉONTE: Monsieur, je n'ai voulu prendre personne pour vous
faire une demande que je médite il y a longtemps. Elle me
touche assez pour m'en charger moi-même; et, sans autre
détour, je vous dirai que l'honneur d'être votre gendre est
une faveur glorieuse que je vous prie de m'accorder.

MONSIEUR JOURDAIN: Avant que de vous rendre réponse, Monsieur,
je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme.

CLÉONTE: Monsieur, la plupart des gens sur cette question
n'hésitent pas beaucoup. On tranche le mot aisément. Ce nom
ne fait aucun scrupule à prendre, et l'usage aujourd'hui
semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l'avoue, j'ai les
sentiments sur cette matière un peu plus délicats: je
trouve que toute imposture est indigne d'un honnête homme, et
qu'il y a de la lâcheté à déguiser ce que le Ciel
nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d'un titre
dérobé, à se vouloir donner pour ce qu'on n'est pas. Je
suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges
honorables. Je me suis acquis dans les armes l'honneur de six ans
de services, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le
monde un rang assez passable. Mais, avec tout cela, je ne veux
point me donner un nom où d'autres en ma place croiraient
pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis
point gentilhomme.

MONSIEUR JOURDAIN: Touchez là, Monsieur: ma fille n'est pas
pour vous.

CLÉONTE: Comment?

MONSIEUR JOURDAIN: Vous n'êtes point gentilhomme, vous n'aurez
pas ma fille.

MADAME JOURDAIN: Que voulez-vous donc dire avec votre
gentilhomme? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte
de saint Louis?

MONSIEUR JOURDAIN: Taisez-vous, ma femme: je vous vois venir.

MADAME JOURDAIN: Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie?

MONSIEUR JOURDAIN: Voilà pas le coup de langue?

MADAME JOURDAIN: Et votre père n'était-il pas marchand
aussi bien que le mien?

MONSIEUR JOURDAIN: Peste soit de la femme! Elle n'y a jamais
manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour
lui; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela.
Tout ce que j'ai à vous dire, moi, c'est que je veux avoir un
gendre gentilhomme.

MADAME JOURDAIN: Il faut à votre fille un mari qui lui soit
propre, et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et
bien fait, qu'un gentilhomme gueux et mal bâti.

NICOLE: Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre
village, qui est le plus grand malitorne et le plus sot dadais
que j'aie jamais vu.

MONSIEUR JOURDAIN: Taisez-vous, impertinente. Vous vous fourrez
toujours dans la conversation. J'ai du bien assez pour ma fille,
je n'ai besoin que d'honneur, et je la veux faire marquise.

MADAME JOURDAIN: Marquise?

MONSIEUR JOURDAIN: Oui, marquise.

MADAME JOURDAIN: Hélas! Dieu m'en garde!

MONSIEUR JOURDAIN: C'est une chose que j'ai résolue.

MADAME JOURDAIN: C'est une chose, moi, où je ne consentirai
point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes
toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point
qu'un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et
qu'elle ait des enfants qui aient honte de m'appeler leur
grand-maman. S'il fallait qu'elle me vînt visiter en
équipage de grand-dame, et qu'elle manquât par mégarde
à saluer quelqu'un du quartier, on ne manquerait pas
aussitôt de dire cent sottises. "Voyez-vous, dirait-on,
cette Madame la Marquise qui fait tant la glorieuse? C'est la
fille de Monsieur Jourdain, qui était trop heureuse, étant
petite, de jouer à la Madame avec nous. Elle n'a pas toujours
été si relevée que la voilà, et ses deux
grands-pères vendaient du drap auprès de la porte
Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants,
qu'ils payent maintenant peut-être bien cher en l'autre monde,
et l'on ne devient guère si riches à être honnêtes
gens." Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un
homme, en un mot, qui m'ait obligation de ma fille, et à qui
je puisse dire: "Mettez-vous là, mon gendre, et dînez
avec moi".

MONSIEUR JOURDAIN: Voilà bien les sentiments d'un petit
esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me
répliquez pas davantage: ma fille sera marquise en dépit de
tout le monde; et si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse.

MADAME JOURDAIN: Cléonte, ne perdez point courage encore.
Suivez-moi, ma fille, et venez dire résolument à votre
père, que si vous ne l'avez, vous ne voulez épouser personne.

acte III – Scène 11

MADAME JOURDAIN, CLÉONTE,
LUCILE, COVIELLE, NICOLE.

MADAME JOURDAIN: Je suis bien aise de vous
voir, Cléonte, et vous voilà tout à propos. Mon mari vient;
prenez vite votre temps pour lui demander Lucile en mariage.

CLÉONTE: Ah! Madame, que cette parole m'est douce, et qu'elle flatte mes
désirs! Pouvais-je recevoir un ordre plus charmant? une faveur plus
précieuse?

acte III – Scène 10

CLÉONTE, LUCILE, COVIELLE, NICOLE.

NICOLE: Pour moi, j'en ai été toute scandalisée.

LUCILE: Ce ne peut être, Nicole, que ce que je dis. Mais le voilà.

CLÉONTE: Je ne veux pas seulement lui parler.

COVIELLE: Je veux vous imiter.

LUCILE: Qu'est-ce donc, Cléonte? qu'avez-vous?

NICOLE: Qu'as-tu donc, Covielle?

LUCILE: Quel chagrin vous possède?

NICOLE: Quelle mauvaise humeur te tient?

LUCILE: ètes-vous muet, Cléonte?

NICOLE: As-tu perdu la parole, Covielle?

CLÉONTE: Que voilà qui est scélérat!

COVIELLE: Que cela est Judas!

LUCILE: Je vois bien que la rencontre de tantôt a troublé
votre esprit.

CLÉONTE: Ah, ah! on voit ce qu'on a fait.

NICOLE: Notre accueil de ce matin t'a fait prendre la chèvre.

COVIELLE: On a deviné l'enclouure.

LUCILE: N'est-il pas vrai, Cléonte, que c'est là le sujet
de votre dépit?

CLÉONTE: Oui, perfide, ce l'est, puisqu'il faut parler; et
j'ai à vous dire que vous ne triompherez pas comme vous pensez
de votre infidélité, que je veux être le premier à
rompre avec vous, et que vous n'aurez pas l'avantage de me
chasser. J'aurai de la peine, sans doute, à vaincre l'amour
que j'ai pour vous, cela me causera des chagrins, je souffrirai
un temps; mais j'en viendrai à bout, et je me percerai
plutôt le cœur, que d'avoir la faiblesse de retourner à
vous.

COVIELLE: Queussi, queumi.

LUCILE: Voilà bien du bruit pour un rien. Je veux vous dire,
Cléonte, le sujet qui m'a fait ce matin éviter votre abord.

CLÉONTE fait semblant de s'en aller et tourne autour du
théâtre: Non, je ne veux rien écouter.

NICOLE: Je te veux apprendre la cause qui nous a fait passer si vite.

COVIELLE suit Lucile: Je ne veux rien entendre.

LUCILE suit Cléonte: Sachez que ce matin.

CLÉONTE: Non, vous dis-je.

NICOLE suit Covielle: Apprends que…

COVIELLE: Non, traîtresse.

LUCILE: Écoutez.

CLÉONTE: Point d'affaire.

NICOLE: Laisse-moi dire.

COVIELLE: Je suis sourd.

LUCILE: Cléonte.

CLÉONTE: Non.

NICOLE: Covielle.

COVIELLE: Point.

LUCILE: Arrêtez.

CLÉONTE: Chansons.

NICOLE: Entends-moi.

COVIELLE: Bagatelle.

LUCILE: Un moment.

CLÉONTE: Point du tout.

NICOLE: Un peu de patience.

COVIELLE: Tarare.

LUCILE: Deux paroles.

CLÉONTE: Non, c'en est fait.

NICOLE: Un mot.

COVIELLE: Plus de commerce.

LUCILE: Hé bien! puisque vous ne voulez pas m'écouter,
demeurez dans votre pensée, et faites ce qu'il vous plaira.

NICOLE: Puisque tu fais comme cela, prends-le tout comme tu voudras.

CLÉONTE: Sachons donc le sujet d'un si bel accueil.

LUCILE fait semblant de s'en aller à son tour, et fait le
même chemin qu'a fait Cléonte: Il ne me plaît plus de le
dire.

COVIELLE: Apprends-nous un peu cette histoire.

NICOLE: Je ne veux plus, moi, te l'apprendre.

CLÉONTE suit Lucile: Dites-moi.

LUCILE: Non, je ne veux rien dire.

COVIELLE: Conte-moi.

NICOLE suit Cléonte: Non, je ne conte rien.

CLÉONTE: De grâce.

LUCILE: Non, vous dis-je.

COVIELLE suit Nicole: Par charité.

NICOLE: Point d'affaire.

CLÉONTE: Je vous en prie.

LUCILE: Laissez-moi.

COVIELLE: Je t'en conjure.

NICOLE: ôte-toi de là.

CLÉONTE: Lucile.

LUCILE: Non.

COVIELLE: Nicole.

NICOLE: Point.

CLÉONTE: Au nom des Dieux!

LUCILE: Je ne veux pas.

COVIELLE: Parle-moi.

NICOLE: Point du tout.

CLÉONTE: claircissez mes doutes.

LUCILE: Non, je n'en ferai rien.

COVIELLE: Guéris-moi l'esprit.

NICOLE: Non, il ne me plaît pas.

CLÉONTE: Hé bien! puisque vous vous souciez si peu de me
tirer de peine, et de vous justifier du traitement indigne que
vous avez fait à ma flamme, vous me voyez, ingrate, pour la
dernière fois, et je vais loin de vous mourir de douleur et d'amour.

COVIELLE: Et moi, je vais suivre ses pas.

LUCILE: Cléonte.

NICOLE: Covielle.

CLÉONTE: Eh?

COVIELLE: Plaît-il?

LUCILE: Où allez-vous?

CLÉONTE: Où je vous ai dit.

COVIELLE: Nous allons mourir.

LUCILE: Vous allez mourir, Cléonte?

CLÉONTE: Oui, cruelle, puisque vous le voulez.

LUCILE: Moi, je veux que vous mouriez?

CLÉONTE: Oui, vous le voulez.

LUCILE: Qui vous le dit?

CLÉONTE: N'est-ce pas le vouloir, que de ne vouloir pas
éclaircir mes soupçons?

LUCILE: Est-ce ma faute? et si vous aviez voulu m'écouter, ne
vous aurais-je pas dit que l'aventure dont vous vous plaignez a
été causée ce matin par la présence d'une vieille
tante, qui veut à toute force que la seule approche d'un homme
déshonore une fille, qui perpétuellement nous sermonne sur
ce chapitre, et nous figure tous les hommes comme des diables
qu'il faut fuir.

NICOLE. – Voilà le secret de l'affaire.

CLÉONTE: Ne me trompez-vous point, Lucile?

COVIELLE: Ne m'en donnes-tu point à garder?

LUCILE: Il n'est rien de plus vrai.

NICOLE: C'est la chose comme elle est.

COVIELLE: Nous rendrons-nous à cela?

CLÉONTE: Ah! Lucile, qu'avec un mot de votre bouche vous savez
apaiser de choses dans mon cœur! et que facilement on se laisse
persuader aux personnes qu'on aime!

COVIELLE: Qu'on est aisément amadoué par ces diantres
d'animaux-là!